Kumari prit Mani par la main et l'emmena vers le torrent. Elle allait pieds nus les cheveux au vent. Elle était animée d'une joie palpable qui émanait de tout son être.
Au sortir de la route ils suivirent un chemin de terre jusqu'à la rivière. Elle lui dit de laisser ses sandales à cet endroit et lui fit traverser les eaux une première fois.
Ils longèrent la berge en remontant. Sa guidance était ferme, ses pas précis trouvaient un chemin entre la végétation et les rochers.
Kumari ne cachait pas son plaisir intense de se relier au torrent et son bonheur de partager cet enchantement. Mani se sentait gagné par ces sentiments : la force des éléments, la beauté de l'instant !
Ils entrèrent dans le flot à contre-courant. S'appuyant sur son bâton, il se laissait mener en toute confiance.
Comme si elle connaissait toutes les pierres du torrent, elle savait exactement où poser les pieds dans l'eau revigorante.
Quelques dalles affleurant la surface, des amas de galets ici et là, une souche, un petit banc de sable et de nouveau la rive herbeuse.
Ils avaient traversé les eaux pour la deuxième fois !
Plus de trace de la civilisation, la nature avait repris ses droits.
Le torrent dévalait de la montagne dans toute sa puissance. Cette impétuosité dans la gravité contrastait étrangement avec une sensation de grande légèreté.
Kumari était comme nimbée de félicité. Elle proposa de s'asseoir un moment.
Posant son bâton sur le côté, Mani s'installa les jambes croisées pour savourer cet instant d'éternité.
Lorsque la pensée lui revint, il se dit qu'il n'est peut-être pas de plus grand accomplissement, de plus grande jouissance que la nature qui réalise sa propre nature.
Cette fille naturellement heureuse d'être simplement dans la nature, d'être dans sa simple nature, était comme un reflet de cette évidence.

Alors il rendit grâce à la Terre et au Ciel.
Il savait qu'à la nuit tombée il pourrait à nouveau s'absorber dans ce triangle magique. Il savait que ces trois lotus n'étaient autres que ces trois déesses qu'il invoquait avec des mantras : Riddhi, Siddhi et Buddhi. Mais il savait également qu'ils n'étaient pas différents de ces trois étoiles qu'il contemplait naguère : Déneb, Véga, Altaïr. Ce grand triangle d'été qu'il avait contemplé pendant des années, allongé à plat dos dans l'herbe ou dans le sable, abandonné à cette base terrestre pour mieux s'ouvrir à l'espace céleste. Vertige de la verticalité lorsque l'étoile passe au Zénith, que la lumière fige le regard et dissout la conscience dans l'immensité !
Il savait encore que ces trois lotus n'étaient pas dissociables des trois planètes qui formaient un grand trigone dans le ciel au moment où il vint au monde.
Il savait que le retour à l'unité, le retour à la nudité, passait pas la trinité. Mais il savait aussi que cette trinité ne pouvait demeurer une abstraction et qu'elle devait s'incarner au quotidien dans le corps, dans le souffle et dans la pensée. Il savait qu'elle savait. Il savait qu'elle savourait.

Alors Kumari prit Mani par la main et lui fit traverser les eaux pour la troisième fois et le guida sur le chemin du retour.
Il sentit qu'au firmament du dedans, une étoile filante était tombée et demeurait au plus profond de son coeur.

 

 

Luz do Oriente
(illustration: Maud Perraud)

Paru dans InfosYoga numéro 119 de Nov/Dec 2018

 

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