Nous présentons ici un petit extrait de l'ouvrage de Lanza del Vasto Le pèlerinage aux sources qui met en évidence le rapport à l'histoire dans la pensée traditionnelle indienne. Ce texte insiste également sur la connaissance des nombres dans l'Inde ancienne qui fut un apport déterminant pour le développement de la science occidentale.
"Un jour je lui demandai : «quel âge avez-vous?». Il me répondit «soixante-treize ans». Or, il portait un chignon gris clair clairsemé comme celui des vieilles ménagères et au menton quelques menus poils de barbe comme il en vient parfois aux vieilles femmes, mais par ailleurs son corps paraissait robuste et ses jambes torses extrêmement agiles. Aussi lui fis-je compliment de sa verdeur qui m’étonnait. Mais mon étonnement lui parut puéril. Le lendemain, il commença une phrase : À notre âge…
- Pardon, lui dis-je, je n’ai pas soixante-treize ans.
- Non, sans doute, vous en avez peut-être trente-cinq.
- Et vous ?
- Moi aussi.
- Eh, m’écriai-je, vous avez singulièrement rajeuni en un seul jour.»
Mais cette remarque ne le troubla point et il continua la conversation comme si de rien n’était.
Quand je lui demandais de quand datait un monument il répondait : «de deux mille ans» ou bien «de dix mille ans», tandis que la pierre et le style n’en montraient pas plus de deux cents.
Je mis cette incertitude et confusion en matière d’époques et de dates sur le compte de son dérangement d’esprit. Mais je dus reconnaître par la suite que tel manque de bon sens est en Inde la chose la mieux partagée et représente pour ainsi dire un aspect de la sagesse hindoue : l’indifférence au temps.
Ce qu’ayant remarqué d’aucuns disent : «les Indiens sont des mystiques : il n’est donc pas surprenant qu’ils aient la tête vague et les idées fumeuses.»
À quoi il faut répondre que les Indiens, sans doute parce qu’ils sont des mystiques, ont l’intelligence la plus précise qui soit : du nombre.
On ne doit pas oublier que, si la Géométrie est une science égyptienne, qui nous est arrivée par l’entremise des Grecs, l’Arithmétique et l’Algèbre sont des sciences indiennes transmises jusqu’à nous par les Arabes avec dix siècles de retard.
D’abord les Indiens ont inventé le zéro. Qu’on ne dit pas que ce n’est rien : l’Orient n’a jamais donné perle plus précieuse.
C’est grâce à ce trou du moyeu que tourne la roue admirable des chiffres. Le ferment du zéro a fait lever toute la pâte des sciences humaines.
C’est à l’aide du zéro que le 10 transpose l’1 sur un nouveau plan, qu’avec dix signes seulement, on peut fixer, composer et décomposer tous les nombres, ceux des étoiles au ciel et des gouttes dans la mer, que les dizaines s’emboitent exactement dans les dizaines, en une chaine si merveilleusement simple qu’elle semble engagée dans la nature même des choses et s’en dégager naturellement ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elle se soit d’elle-même offerte à l’évidence.
Le système ne s’imposa en Europe qu’à l’aube des Temps Modernes, et ne fut pas la moindre raison du développement des sciences occidentales. Archimède ou Appollonius de Perge devaient pencher leur grande tête pendant toute une nuit sur telle opération dont un écolier d’à présent – par la seule vertu des signes appris – vient à bout en un quart d’heure. Encore au XVème siècle on n’enseignait dans les hautes écoles de France d’autre opération arithmétique que l’addition et la soustraction; il fallait pour apprendre la multiplication recourir aux célèbres universités d’Italie.
Le zéro constitue la clef du système des chiffres. Zephirum est la transcription latine du mot arabe qui signifie zéro. De zephirum vient, en italien, zéro, son pluriel zephira donne "ciffra" d’où "chiffre". Les marins génois qui furent en Europe les premiers à adopter les chiffres se virent accuser d’employer là un langage secret, d’où l’autre sens du mot chiffre. Les gens regardèrent longtemps avec aversion ces chiffres qualifiés d’«arabes» et suspects comme tels. Ils les disaient magiques et diaboliques. Ils ne croyaient pas si bien dire.
Mais la conception du zéro et des chiffres n’eut pas seulement pour effet de faciliter le calcul : elle conduisit naturellement à la découverte des nombres négatifs et surtout à celle de l’infini mathématique, inquiétant objet que les Grecs avaient toujours rejeté parce qu’il contrariait leur attachement aux perfections fermées et aux grandeurs de la mesure de l’homme.
Tandis que dans leur définition de la quantité nommée quotient pour zéro les Indiens définissent pour la première fois d’une façon précise l’infini, oui, définissent l’infini, en sa relation avec le zéro.
L’essence métaphysique du nombre transparaît mieux sous le vêtement plus clair et plus léger du chiffre.
Voilà pourquoi, tandis que les spéculations des pythagoriciens autour des Nombres sacrés et du Nombre d’or se rangent dans le musée des belles curiosités historiques, les problèmes ouverts par la pensée indienne en ont ouvert d’autres dont nous sommes loin d’avoir épuisé la série. On peut dire que l’Analyse infinitésimale, la Théorie des Nombres et même la récente Théorie des Ensembles ne font qu’en prolonger l’impulsion.
L’arithmétique grecque (qui n’était pas une science du calcul) considérait le corps du nombre et sa figure, l’arithmétique des Indiens, sa vie même, c'est-à-dire son foisonnement et ses combinaisons opératives. Voilà comment ils en vinrent avant le VIe siècle à découvrir l’Algèbre. Les Indiens possèdent une Logique qui ne leur cède en rien à celle d’Aristote. Une connaissance du corps vivant, je veux dire une connaissance intérieure du corps de vie, et une philosophie de la nature que la science occidentale ne peut ni démentir ni remplacer.
En psychologie, en esthétique, en linguistique, en poétique, dans la science érotique et dans la science ascétique ils se montrent analystes pointilleux et classificateurs infatigables.
Dans la théorie de la musique, ils ont fait preuve d’une justesse et d’une subtilité de goût et de savoir qui n’ont d’égales nulle part ailleurs. Dans l’intervalle d’une gamme chromatique par exemple, où nos oreilles distinguent douze degrés, ils en perçoivent vingt-deux et les fixent sur les instruments à cordes à l’aide de tablettes mobiles. Leur rythmique présente une variété plus étonnante encore. Or, la musique est, comme on le sait, la transcription sensible de la connaissance des nombres.
Mais l’aptitude des Indiens pour les sciences exactes disparait dès qu’il s’agit pour eux de formuler une date. On dirait que la nature fuyante du temps se communique alors à leurs chiffres qui mollissent, coulent les uns dans les autres et finissent par s’évaporer. Leur inexactitude à ce propos n’est due ni à la confusion mentale ni au vague de l’âme, mais à la volonté délibérée de se détourner de ce qu’ils tiennent pour vain. Les ombres des nuages passant sur les vagues de la mer, est-il un fou qui veuille en faire collection ? Allons-nous perdre notre temps, ou pour mieux dire notre éternité, à conserver dans la mémoire ce qui se passe dans le temps ?
Souvenons-nous plutôt de l’être. L’être ne passe pas. Ce qui passe n’est pas. Cela ne fait que paraître. Comme le rêve a un dormeur. Et c’est le propre du dormeur d’ignorer qu’il dort et de croire à ses rêves. Tout ce qui se passe dans ce vaste monde (et notre vie qui passe) est une immense illusion inexplicable.
Cette illusion n’a de raison que notre ignorance. Elle s’explique à ceux qui se réveillent. Faire son étude de ce qui relève de l’ignorance et appartient à l’illusion, c’est fonder sur l’erreur et aggraver l’illusion. Mais constituer une science des souvenirs de ce qui s’est passé une fois dans le temps, c’est verser dans l’absurdité. Cette absurdité c’est l’Histoire : un savoir qui ne sait rien de vrai. C’est pourquoi les Indiens n’en veulent rien savoir. Et de leur histoire nous ne savons rien, du moins par eux.
Toutes les opérations et combinaisons possibles avec les nombres concrets, négatifs, fractionnaires, figurés ou transfinis, et même la solution de l’équation de l’énième degré ne nous permettraient pas de trouver l’âge du Brahmane fainéant. C’est un savoir qu’il ne possède pas lui-même. Il s’en passe : nous en ferons bien autant."
Extrait de Lanza del Vasto, Le pèlerinage aux sources, Paris, Éditions Denoël, 1943.