Par Lama Shérab Namdreul

Les six yogas bouddhiques, sont un corpus d’enseignements complets qui s’inscrit dans le cadre du Vajrayana, véhicule de diamant, où l’on trouve également les enseignements des tantras. Loin de se limiter à des techniques pour produire de la chaleur ou rendre les rêves plus lucides, ces pratiques visent à libérer les illusions entretenues par les klesha et à accélérer la réalisation de la nature ultime de l’esprit. 

 

Origine et contexte

Les six yogas bouddhiques ont leur origine, semble-t-il, au XIe siècle en Inde avec principalement les Yoginis cachemiriennes Nigouma et Soukhasiddhi et les Yogis bengalis Naropa et Virūpa (Birwapa) qui les transmirent à des maîtres venus du Tibet qui furent à l’origine des lignées tibétaines à travers lesquelles la transmission des six yogas se propagea dans de nombreux pays de l’Himalaya comme le Bhoutan, le Népal, le Zanskar et jusqu’en Occident aujourd’hui. Même si leur pratique des yogas et des tantras semble ne pas avoir été enseignée par le Bouddha historique, Nigouma, Soukhasiddhi, Naropa, Birwapa, l’ensemble des 84 mahasiddhas indiens, les yogis célèbres et anonymes et plus largement les réalisés de toute tradition, en se consacrant à la Vue de l'ultime nature de l'esprit, participent tous de la continuité de la lignée naturelle (tibétain nèl gyu) et transculturelle du Bouddha Shakyamouni et des êtres éveillés en général. 

Le sens du mot yoga (tib. nèl djor) auquel s’attache la Vue bouddhique est l’union à la nature ultime de l’esprit que l’on qualifie de primordialement  "éveillé" (skt. bouddha). En cela, l’aspiration fondamentale du yogacharya est la réalisation de la nature de l’esprit et le sens que le yogacharya met dans sa pratique est l'unification entre l'esprit et les souffles subtils. Les six yogas font partie des pratiques classifiées dans ce qu’on appelle le "véhicule du fruit" (skt. vajrayana) où l’on range également les pratiques des tantras et des mantras. Le vajrayana  met l’accent sur la conjonction de "méthode" et "sagesse" avec l’affirmation que leur union nous conduit à l’Éveil en cette vie même, contrairement aux enseignements des véhicules comme le hinayana et le mahayana dont la méthodologie nécessite plusieurs vies.

La méthode n’est pas une "technique" où il suffirait d’appliquer son mode d’emploi pour qu’elle exerce un pouvoir sur soi. Ce n’est malheureusement pas suffisant de visualiser telle lettre, de telle couleur, à tel endroit et de chantonner une vibrante formule en sanskrit pour espérer reconnaître la nature de l’esprit. Le prêt-à-éveiller n’existe pas. On aura beau recevoir des enseignements prétendument "secrets", tant qu’on ne fait pas l’effort juste et approprié pour se placer en une concentration sans distraction, sans discours mental, il n’y aura pas d’expériences valides à la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit et des phénomènes. Ce n’est pas la méthode qui est habile par elle-même mais c’est à nous de faire preuve d’habileté dans l’application d’une méthode. 

 

Présentation des six yogas

Quand on parle de yoga dans les enseignements bouddhiques, cela se rapporte aux six yogas essentiels. Chaque yoga a sa spécificité :

1. Le yoga de la chaleur interne (sanskrit Chandālī, tibétain tumo), le yoga où le désir est sublimé, permettant de reconnaître le klesha « désir/attachement » comme intelligence du discernement.

2. Le yoga du corps illusoire ( skt. Māyākāya, tib. gyulu) où attachement et aversion s’évanouissent naturellement, permettant de reconnaître le klesha « orgueil/autosuffisance » comme intelligence d’équanimité.

3. Le yoga du rêve (skt. Svapna, tib. milam) où l'illusion se dissipant, les apparences se présentent comme telles (skt. nirmāṇa), permettant de reconnaître le klesha « ignorance/opacité » en intelligence d’apparence/vide (skt. dharmata, tib. tcheu nyi).

4. Le yoga de la claire lumière (skt. Prabhāsvara, tib. eussel) où l'ignorance se dissipe d'elle-même, permettant de reconnaître le klesha « ignorance/opacité » comme intelligence de conception/vide (skt. cittatā, tib. sèm nyi).

5. Le yoga du transfert de conscience (skt. Samkrānti, tib. powa) qui court-circuite toute saisie en lien avec la mort, permettant de reconnaître le klesha « inhibition/adversité » comme intelligence de toute opportunité.

6. Le yoga du Bardo de l’état intermédiaire post mortem  (skt. Antarābhava, tib. sipa bardo) où l'on réalise que toute manifestation n’ont d’autre sens que d’être loisible à l’éveil (skt. saṃbhoga), permettant de reconnaître le klesha « répulsion/aversion » comme intelligence semblable au miroir.

Pour donner une idée de l’objectif du yoga bouddhique, voici un descriptif de Chandali, le premier de ces six yogas.

 

Le yoga de Chandali

Le yoga de Chandali (tib. tumo) permet de reconnaître le klesha « désir/attachement » comme étant intelligence du discernement. Aujourd’hui, on n'entend parler de ce yoga comme d'une performance à développer la chaleur du corps pour résister au froid ou faire fondre la neige. L’entraînement de la méthode consiste, par l’unification du prana et de l’esprit, à réguler la diffusion du désir tout en se délivrant de toute imputation sur l’objet de désir. L’imputation consiste à attribuer à l’objet la caractéristique intrinsèque d’être désirable. Dès lors, vient la conception que l’objet peut combler le désir. L’objet de désir se trouve alors aliéné d’avoir la « tâche » (attachement) de combler un manque. Cette imputation discriminante prive le désir de son intelligence du discernement. En vertu de l’impermanence, les déboires de la déception, de la frustration seront suivis de reproche, d’animosité voire de haine. Le yogacharya, s'applique à la méthode méditative en s'engageant sur la voie jnanamudra avec l’appui d’un tantra contemplatif de deux divinités en union (tib. yab/youm). Selon les capacités et affinités du pratiquant, il est possible de s’appliquer à la conduite en empruntant la voie du karmamudra avec l’appui d’un(e) partenaire physique partageant les mêmes capacités et engagements dans des conditions cérémoniales précises. Il n’y a pas lieu d’opposer ces deux voies. Au contraire, elles peuvent être pratiquées conjointement pour évaluer nos progrès. Si jnanamudra et karmamudra sont pratiquées avec la même rigueur dans la jonction du prana et de la Vue, elles amènent l’une comme l’autre à la réalisation de félicité/vide. Il est toutefois possible de noter d’un point de vue pratique qu’avec le jnanamudra, les divinités sont toujours à portée d’esprit alors qu’avec le karmamudra, il n’y a pas toujours un(e) partenaire qualifié(e) disponible. Il est dit que le karmamudra est réservé au laïc ; il est surtout nécessaire que le pratiquant ait la capacité de ne pas saisir le plaisir comme la possibilité de combler le désir. C’est la maîtrise essentielle qui amène à l’apogée du yoga de tumo que ce soit dans la voie du jnanamudra ou du karmamudra ou, en toute modestie, dans l'acte d'amour libre d'attachement. Par la pratique du yoga de Chandali, il est possible de jouir pleinement de notre condition d’être incarné et la gratitude qui s’ensuit s’exprime par une bienveillance naturelle envers tous les êtres.

Lama Shérab Namdreul a effectué la traditionnelle retraite de trois ans à l’Institut Kagyu Ling en Bourgogne, suivie d’une période d’ermite en Creuse. Devant la motivation des premiers élèves, il s’est avéré nécessaire de fonder l’ermitage Yogi Ling dans l’Allier, ainsi que les éditions Yogi Ling. Depuis 1995, Lama Shérab reste disponible à transmettre aux personnes motivées les six yogas et autres pratiques du Vajrayana lors de retraites à Yogi Ling.

Informations et contact : www.yogi-ling.net

 

1 Celui qui se conduit (skt. charya) selon la Vue du yoga.

2 Mantra désigne le yoga de la récitation qui permet de protéger (skt. tra, tib. kyob) le mental (skt. manas, tib. yid) du discours mental. Il y a trois yogas de la récitation : celui d’approche, celui d’unification et celui de l’intime secret. 

3Ce terme klesha peut être traduit de différentes façons : souffrance, affliction, souillure, obscurcissements ou émotions perturbatrices. 

4 Comme par exemple l’anuttara yoga tantra de Chakrasaṃvara

 

Article paru dans dans revue Infos Yoga n°140.

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