Par Dorjé Nyima.

Le Nangpé yoga ou yoga de l’intériorité introduit à l’essence du Bouddha Dharma à travers un ensemble de pratiques qui visent à harmoniser le corps, le souffle et l’esprit : pratiques posturales, gestuelles symboliques, présence à l’espace et au mouvement, relaxation des cinq éléments, auto-massage tibétain, exercices respiratoires, pratiques sur les souffles subtils et les chakras, répétition de mantras, chants dévotionnels… Ces différents exercices visent avant tout à générer l’expérience de la compassion bienveillante et de la vacuité plénitude, les deux pôles de l’éveil dans la tradition du Bouddha.

 

Une transmission spirituelle

Le Nangpé yoga fut transmis en France dans les années 80 par Vajradhara Kalou Rinpoché (1904-1989), un des plus grands maîtres tibétains du XXe siècle, détenteur de la lignée Shangpa Kagyu. À l’époque, les yogas internes comme les six yogas de Naropa et de Niguma n’étaient enseignés dans l’école Kagyupa que dans le cadre de la retraite traditionnelle de trois ans et trois demi lunaisons, considérés comme le meilleur cadre pour s’adonner à ces pratiques assez exigeantes qui font partie d’une voie spirituelle plus globale. Il convenait de maintenir la cohérence de cette voie en évitant d’en extraire certains éléments comme les yogas internes qui, sortis de leur contexte, risquaient d’être dangereusement dévoyés. Mais en même temps il convenait de répondre à l’intérêt pour le yoga des pratiquants du Dharma qui ne pouvaient effectuer une telle retraite et d’intégrer davantage le corps dans la pratique du bouddhisme tibétain qui était alors avant tout présenté comme un yoga de l’esprit. Ainsi, Kalou Rinpoché dans sa grande compassion, accepta de transmettre un yoga adapté au plus grand nombre des pratiquants, qu’il nomma Nangpé yoga, le yoga de l’intériorité, qui fut ensuite parfois nommé méditation dynamique ou yoga du Dharma.

Représentation de Sukhasiddhi

Sukhasiddhi

En s’inspirant de son expérience spirituelle et de sa profonde réalisation dans les six yogas enseignés jadis par Naropa et les Dakini de sagesse Niguma et Sukhasiddhi, Kalou Rinpoché proposa cet ensemble de pratiques particulièrement adapté à l’époque moderne et qui constitue en outre un condensé de la voie progressive à travers les trois véhicules du bouddhisme tels qu’ils sont présentés dans la tradition tibétaine. Ces trois véhicules sont les suivants : le hinayana ou petit véhicule qui établit une bonne base pour la pratique spirituelle axée sur la discipline, l’attention et la compréhension de l’interdépendance. Le mahayana ou grand véhicule qui consiste en une ouverture bienveillante à tous les êtres et en un approfondissement de la connaissance, en particulier celle de la vacuité de tous les phénomènes. Le vajrayana, ou véhicule de diamant qui propose des moyens habiles dans une approche tantrique pour accélérer et amplifier la réalisation de l’unité entre la compassion (karuna) et la sagesse (prajna). Cette approche progressive à travers les trois véhicules est souvent enseignée de façon conjointe avec l’approche immédiate que constitue le Mahamudra et le Dzogchen qui visent à l’auto libération par la reconnaissance spontanée de la nature de l’esprit.

 

Des pratiques simples mais profondes

Le texte racine du Nangpé yoga fut composé par Kyabjé Kalou Rinpoché et traduit par son premier disciple français, Lama Denys Rinpoché, et le comité Lotsawa. Les pratiques commencent en général par l’entrée en refuge dans les trois joyaux, le Bouddha, le Dharma (son enseignement) et le Sangha (la communauté de ceux qui suivent cet enseignement). Mais dans le cas où les pratiquants ne seraient pas bouddhistes, il est possible d’envisager ce lien de façon plus ouverte, le Bouddha constituant notre nature essentielle, le Dharma, tout enseignement qui permet de la réaliser, et le Sangha, tous les êtres qui sont dans cette recherche. Avec le refuge, il convient de développer bodhicitta, l’esprit d’éveil, qui consiste à souhaiter la libération non seulement pour soi mais pour tous les êtres. 

Prendre conscience de l’insatisfaction et de la satisfaction, puis de leur caractère impermanent

Une première pratique consiste à prendre conscience de notre condition dans le samsara, la roue des existences conditionnées. Pour cela, nous commençons par nous placer à plat ventre sur le sol, face contre terre, pour nous relier aux états d’existence inférieurs (êtres des enfers, esprits avides et animaux). Cette simple posture induit une sensation de lourdeur, d’enfermement et d’obscurité, qui nous met dans l’ambiance psychique des états d’êtres infortunés et nous permet de méditer sur ceux-ci. Puis, nous plaçons le corps à plat dos, tourné vers le ciel, pour nous relier aux états d’êtres supérieurs (humains, demi-dieux et dieux). Cette posture induit de fait une sensation d’ouverture, d’espace et de lumière, qui nous met en relation avec l’ambiance psychique des êtres fortunés et nous permet de méditer sur ceux-ci. Ensuite, nous commençons à rouler sur le sol, dans les deux sens en passant de façon périodique sur le ventre et sur le dos en expérimentant ainsi physiquement et mentalement le processus du samsara, qui alterne les états heureux et malheureux. 

Une variante plus développée de cette pratique consiste à prendre tour à tour six postures différentes, chacune incarnant une classe d’êtres du samsara, associée à une syllabe spécifique et à une ambiance psychique particulière : 

- pour les narakas (êtres des enfers), nous sommes allongés à plat ventre face contre terre, bras tendus devant, paume des mains vers le bas ; nous expérimentons l’état infernal associé à la colère et à l’aversion en prononçant la syllabe DOU

- pour les preta (esprits avides), assis sur les talons, front posé au sol, coudes au sol, mains posées sur le crâne ; nous expérimentons l’état de fantôme errant associé à l’avidité en prononçant la syllabe PRE

- pour les tiryak (animaux), nous prenons une posture similaire à la précédente mais avec les fesses relevées ; nous expérimentons l’état animal associé à l’opacité mentale en prononçant la syllabe TRI

- pour les manusya (êtres humains), nous prenons une assise le tronc bien redressé, les jambes au sol en losange, avec les plantes des pieds en contact et les mains sur les genoux ; nous expérimentons l’état humain associé au désir-attachement en prononçant la syllabe NII

- pour les asura (demi-dieux ou dieux jaloux), nous sommes assis au sol jambes tendues légèrement écartées, en assise sur les mains posées au sol en arrière bras tendus ; nous expérimentons l’état semi-divin associé à la jalousie et à la convoitise en prononçant la syllabe SOU

- pour les deva (dieux), nous prenons la posture allongée sur le dos, bras au sol, paumes des mains vers le ciel ; nous expérimentons l’état divin associé à l’orgueil en prononçant la syllabe AA.

À la suite de ces six postures, nous nous redressons et tournons trois fois dans le sens de la montre, le bras et la main droite tournés vers le haut et le bras et la main gauche tournés vers le bas ; nous claquons des mains entre chaque rotation ; puis nous inversons le sens de rotation et les bras et faisons trois tours de la même façon en claquant les mains après chaque tour. Nous expérimentons ainsi dans la continuité l’alternance entre les trois états supérieurs et les trois états inférieurs dans la ronde samsarique. 

Que l’on ait pratiqué la phase courte en tournant au sol ou la phase développée en tournant debout, nous continuons avec la phase suivante : fatigués de tourner ainsi, nous revenons dans une assise et méditons sur le caractère impermanent et insatisfaisant du samsara. Nous prenons conscience qu’il est possible de se libérer de ce samsara à travers les enseignements des bouddhas et des boddhisattvas. Pleins de gratitude, nous saluons, les bouddhas des six directions en effectuant des grandes prosternations, après avoir joint les mains face au front, à la gorge et au cœur (corps, parole, esprit). Vers l’est, nous nous prosternons sur le ventre, vers le sud sur le flanc droit, vers le nord sur le dos, vers l’ouest sur le flanc gauche, vers le zénith en levant les mains en anjali au-dessus de la tête et vers le nadir en nous plaçant dans la posture sur la tête (shirshasana) ou simplement en appui sur les pieds, la tête et les coudes au sol. Enfin, nous demeurons en assise, l’esprit tourné vers les bouddhas des six directions. 

Ensuite vient une pratique sur l’enchaînement causal dans le samsara à travers les douze facteurs interdépendants énoncés par le Bouddha Shakyamouni. Nous expérimentons ce processus en tournant sur nous-mêmes douze fois dans le sens de la montre en nommant à chaque pas un des facteurs à partir du premier (ignorance) jusqu’au douzième (vieillesse et mort). Puis nous demeurons un instant immobile les yeux clos, intériorisés dans la prise de conscience de l’illusion que constitue cet enchaînement causal, avant de reprendre le mouvement circulaire en sens inverse, en énonçant les douze facteurs du douzième au premier. Après avoir ainsi inversé le processus de l’ignorance, nous demeurons en assise dans l’expérience de la vacuité. 

Vient ensuite une séquence d’auto-massages inspirée par le kunyé de la tradition tibétaine qui enchaînent effleurements, frictions, malaxages, tapotements et claques sur tout le corps. Après avoir ainsi stimulé et apaisé le corps, nous rentrons dans une relaxation structurée autour des cinq éléments qui nous constituent, du plus grossier au plus subtil (terre, eau, feu, air, espace). 

Prendre conscience de l’amour et de la compassion envers tous les êtres

Ainsi relaxés, nous pouvons rentrer plus facilement dans tonglen (offrir et accueillir) une pratique essentielle du mahayana, qui vise à développer la compassion, l’amour et la bienveillance envers tous les êtres. Tonglen consiste à accueillir dans l’ouverture de notre cœur notre propre souffrance et celle d’autrui et à offrir en retour le meilleur de soi-même. La pratique prend un caractère un peu plus yogique dans ce contexte, dans la mesure où nous absorbons souffrance et négativité par la narine droite sous la forme d’une lumière noire qui vient se transformer dans notre cœur, en une lumière blanche immaculée que nous émettons ensuite par la narine gauche en direction de tous les êtres. Si en même temps nous bouchons alternativement la narine gauche et la narine droite et que nous faisons des arrêts de souffle un peu prolongés dans le cœur, cette pratique devient un véritable pranayama. 

Le yoga du corps subtil

En préalable au travail sur le corps énergétique, il convient d’effectuer en assise et debout différents mouvements dynamiques avec les bras et les jambes (trulkor) afin de débloquer les nœuds des canaux du corps subtil. Ces exercices qui produisent de la chaleur sont parfois accompagnés de puissantes expirations sonores qui permettent d’extérioriser les tensions mentales. 

Après cette préparation, nous demeurons en assise, si possible dans la posture du lotus en expérimentant le corps comme une enceinte vide dans laquelle nous ressentons les trois canaux et les cinq chakras (bassin, ventre, cœur, gorge et tête, respectivement de couleur vert, jaune, bleu, rouge et blanc) et toute une ramification de canaux secondaires ainsi que les chakras de la mobilité dans les bras et de l’activité dans les jambes. Dans cet état d’absorption, nous récitons 108 fois le son OM puis nous méditons sur la nature de nos expériences. Ensuite nous visualisons au centre des cinq chakras les cinq gouttes principielles des cinq couleurs nommées bindu en sanscrit et tiglé en tibétain. Conscients de l’unité de ces bindu avec les souffles et l’esprit, nous émettons 108 fois le son AH. De ces bindu, irradient des rayons de lumière qui se diffusent dans tous les nadis (canaux subtils) avec une sensation de félicité. Nous récitons 108 fois le son HOUNG. Pour terminer, nous demeurons en absorption le temps que nous voulons. Cette séquence de base sur le corps subtil peut déboucher sur des pratiques plus avancées de tsa-loung, pour peu que l’on ait la motivation juste et un instructeur qualifié, accrédité à transmettre de telles pratiques. 

 

« Lama Karma Gyourmé, Lama Orgyen, Lama Ouangchen et Lama Denys Teundroup m’en ayant fait la requête expresse avec une offrande, j’ai transmis ce yoga dans l’esprit d’aider tous les êtres tant au niveau contingent qu’ultime. Ces pratiques sont fondées sur mes propres expériences et sur l’influence spirituelle des bouddhas des dix directions. Puissent-elles être une immense source de bienfaits et bonheurs pour toutes les traditions spirituelles de notre monde et pour tous les êtres ». Kyabjé Kalou Rinpoché. 

 

1 Cf. Yoga tibétain, Nangpé yoga ou Yoga de l’intériorité selon la transmission du grand yogi tibétain Kyabjé Kalou Rinpoché, éditions Prajna, 1988, rééd. 1991. Il existe d’autres traductions du texte racine réalisées à Kagyu Ling, à Yeuntèn Ling et à Yogi Ling.

2 Ces six colorations mentales qui caractérisent les six classes d’êtres sont également nommées les six émotions perturbatrices, les six passions ou les six klesha. Dans les pratiques du mandala, ces émotions sont limitées à cinq et il est question de les transmuter en les cinq sagesses associées aux cinq dhyani-bouddhas. Voir également l’association des klesha avec les six yogas bouddhiques dans le texte de Lama Shérab Namdreul, figurant dans ce même numéro. 

3 Tsa veut dire canal d’énergie et loung souffle subtil. Cette expression désigne des pratiques de pranayama dans les yogas internes de la tradition indo-tibétaine.  

 

Article paru dans la revue Infos Yoga n°140.

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