Par Khristophe Lanier
Faire circuler le souffle dans sushumna nadi c'est emprunter la voie royale.
En inspirant, on va de la terre au ciel, en expirant, on fait le trajet inverse.
Si on s'arrête à tous les étages que constituent les chakras en montant et en descendant, c'est anuloma viloma « le souffle du pour et du contre ».
Ce pranayama amène la maîtrise de l'énergie du souffle, développe la connaissance de soi-même à travers la structure subtile et ouvre le chemin initiatique qui mène au dernier souffle.
Faire circuler le souffle
Anuloma viloma signifie en sanskrit « dans le sens du poil et à rebrousse poil » et plus généralement, « dans un sens et dans l'autre sens ». Cela donne une idée d'aller-retour. En effet anuloma viloma pranayama, consiste à conduire le souffle dans l'axe de la sushumna, de la base au sommet, puis en sens inverse, du sommet à la base. Dans beaucoup de pranayama, que l'on fasse des arrêts de souffle ou non, on réalise l'inspiration d'un seul trait, dans la continuité et l'expiration de la même façon. Dans anuloma viloma au contraire, l'inspiration et l'expiration sont fractionnées, c'est à dire que l'on réalise des paliers dans chaque chakra.
On visualise et on ressent un courant d'énergie qui monte à l'inspiration et descend à l'expiration dans l'axe central, mais au lieu de faire un trajet continu, on fait des pauses dans chaque centre d'énergie, en le visualisant et en répétant le bija qui lui correspond.
Cette façon inhabituelle de respirer peut surprendre, voire déconcerter les néophytes, c'est pourquoi il est possible de rentrer progressivement dans la pratique. Il convient d'abord de faire circuler le souffle dans sushumna nadi, de façon continue, en retenant un peu l'air dans la gorge (ujjay). Lorsque l'on parle de visualiser le souffle sous la forme d'un flux lumineux, ou d'un courant énergétique, cela n'est pas simplement visuel, mais également tactile et mental. En effet, en même temps que l'on voit, on sent et on sait. Pour certains ce sera un peu plus visuel, pour d'autres un peu plus tactile, pour d'autres encore un peu plus mental. Quelle que soit la proportion ce sera un combiné des trois, sans parler de l'audition, car ujjay est le plus souvent sonore et le trajet du souffle est en général accompagné par un mantra ou par un décompte.
Faire circuler ainsi le souffle dans le canal médian, permet de se familiariser avec la structure subtile, en développant la concentration. Cela amène également une sensation de verticalité, favorisant ainsi le redressement dans la posture physique, mais également dans la perspective mentale. Relier le bas et le haut, à travers le souffle et la conscience, favorise la remontée des énergies (urdhvareta) et réduit les tendances tamasiques, dont la lourdeur et l'opacité ont trop souvent tendance à tirer vers le bas et à engluer dans la matérialité et le plan grossier. Or, si le yoga permet de mieux s'harmoniser dans un plan horizontal, avec son environnement et ses semblables, il ne peut se réduire à cette dimension. Un yoga digne de ce nom doit nécessairement jouer dans un plan vertical en amenant un dépassement de soi-même, une ouverture aux plans supérieurs, une transcendance...
Lorsque l'on est habitué à percevoir le souffle, d'avantage comme un flux énergétique que comme un échange gazeux, et à le conduire dans sushumna nadi, que l'on nomme également madya marga, on peut placer des arrêts de souffles. On fera en général des pauses à poumons vides à la base de ce canal et à poumons pleins au sommet de celui-ci, on peut alors ajouter la sensation d'un point rouge en bas (muladhara chakra) et un point blanc en haut (brahmarandra). Idéalement il faudrait maintenir durant toute la pratique mulabandha (contraction anale) et bhrumadyia drishti (convergence oculaire sur le point inter-sourcilier), ainsi que kechari mudra (la langue retournée et appuyée contre le palais). Dans la pratique on profite de l'arrêt à poumons vides pour raffermir ou replacer mulabandha et de l'arrêt à plein pour immobiliser et/ou recentrer le regard.
Fractionner le souffle
Après avoir intégré un minimum cette façon de conduire le souffle avec ujjay, on peut rajouter un élément qui permet d'introduire anumola viloma dans une version très simple et très basique. Il suffit de fractionner le souffle en deux, en faisant une pause dans le cœur (anahata chakra), durant l'inspiration et une autre pause dans le cœur durant l'expiration. Lors des arrêts de souffle on répète plusieurs fois le bija OM mentalement, on dit le même nombre de OM dans les trois centres d'énergie, la base du tronc (muladhara), le cœur et le sommet du crane (brahmarandra).
Une variante de cette pratique consiste à faire circuler le souffle, non pas dans l'axe central mais sur les côtés : on inspire en partant de la base jusqu'au cœur en montant par la gauche, on fait une pause dans le cœur et on reprend la même inspiration en partant à droite du cœur jusqu'au front, où l'on fait un arrêt à poumons pleins. Puis on expire en descendant du front au cœur par la gauche, après la pause dans le cœur, on termine l'expiration en descendant par la droite jusqu'à la base, où l'on fait un arrêt à poumons vides. Dans cette version, les trajets sont différents mais le principe reste le même, on fragmente le souffle en deux, et on dit le même nombre de bija OM dans les trois centres d'énergie. Cette façon de faire peut être appelée « souffle en 8 », pratique qui se fait habituellement sans pause dans le cœur, dans la continuité.
Lorsque l'on est habitué à fractionner ainsi le souffle en deux, on peut entrer dans anuloma viloma à proprement parler, en faisant des arrêts de souffle dans chaque centre d'énergie. On commencera par fragmenter le souffle uniquement à l'inspiration (anuloma) puis uniquement à l'expiration (viloma) pour ensuite enchainer les deux (anuloma viloma).
Dans la première phase, anuloma, on expire complètement en amenant la conscience dans la base, où l'on fait un arrêt de souffle à poumons vide en répétant le bija OM, puis on inspire un peu en montant jusqu'au pubis (svaddisthana chakra) où l'on fait le même nombre de OM souffle suspendu, puis on inspire de nouveau un peu pour monter dans le ventre (manipura chakra) et ainsi de suite dans le cœur, la gorge (vishuddha chakra) puis le front (ajna chakra), puis la fontanelle (nirvana chakra ou brahmarandra, l'orifice de Brahma, que l'on nomme également la porte car il constitue un accès vers les plans supérieurs[1]). Une fois arrivé à la porte et après l'arrêt à poumons pleins, on expire de façon continue en descendant dans l'axe de la sushumna jusqu'à la base et on recommence de la même manière pendant l'inspiration suivante.
Lorsque l'on a pratiqué un moment dans le sens ascendant en faisant des paliers à l’inspiration et en expirant de façon directe, on peut pratiquer en sens inverse, viloma, en faisant des paliers à l'expiration et en inspirant de façon directe. Il suffit alors d'amener le souffle à la porte, de rester à plein en disant les bija, puis d'expirer un peu jusqu'à ajna et faire une pause en disant les bija, puis expirer un peu jusqu'à la gorge et ainsi de suite jusqu'à la base où l'on reste à poumons vides en disant les bija. Puis on inspire de nouveau en remontant directement au sommet, pour expirer par paliers et ainsi de suite.
Lorsque l'on a un peu d'aisance, il est possible d'intensifier la pratique en faisant des paliers plus longs, en ajoutant des bija durant les pauses, mais il faut toujours avoir le même nombre de bija dans tous les centres, répétés sur le même rythme, afin que toutes les pauses soient d'égale durée.
Le souffle par paliers
Lorsque l'on a bien pratiqué en séparant anuloma et viloma, on peut relier les deux en enchaînant l'inspiration par paliers et l'expiration par paliers, c’est anuloma viloma à proprement parler. A ce moment la pratique devient nettement plus difficile, on doit souvent l'adapter afin de pouvoir continuer sans trop s'étouffer. Il convient alors de commencer avec un seul bija par centre, et si cela ne suffit pas on réduit le trajet en s’arrêtant lorsque l'on a plus d'air (par exemple on peut s'arrêter dans la gorge à l'inspiration par paliers et enchaîner l'expiration par paliers sur ce trajet réduit, lorsque l'on aura plus d'aisance on pourra intégrer le front dans le trajet, puis la porte). Il faut s'entrainer jusqu'à pouvoir enchaîner anuloma viloma dans les trajets complets, avant d'augmenter le nombre de bija par paliers.
Lorsque l'on est à l'aise dans la pratique avec plusieurs bija à chaque palier, il faut allonger les fractions d'inspiration et d'expiration pour qu'elles aient la même durée que les pauses. Ainsi, si l'on dit par exemple 4 bija dans un chakra, on doit alors compter jusqu'à 4 en inspirant pour monter au chakra supérieur (ou en expirant pour descendre au chakra inférieur, suivant la phase du souffle où l'on se trouve). Cette façon de faire est encore beaucoup plus difficile. Bien entendu, plus le nombre de bija est important plus la pratique est exigeante.
Afin de maintenir l'étanchéité énergétique et la stabilité mentale, il est impératif de bien garder les mudra tenus : mula bandha, kechari mudra et le regard immobile en bhrumadiya drishti derrière les paupières closes. Pour faciliter anuloma viloma, il est conseillé d'utiliser ajvini mudra, le geste de la jument, pendant les arrêts de souffle. Ce geste consiste à contracter et relâcher de façon rythmique le rectum tout en gardant mula bandha. Synchronisé avec l'énonciation des bija, ajvini mudra amène une plus grande aisance pour tenir les arrêts de souffle.
Visualiser les chakra et leurs attributs
La pratique de anuloma viloma se fait au départ plutôt avec OM dans tous les centres d'énergie, car c'est plus simple, et le bija OM qui contient tous les bija a tendance à unifier et harmoniser. Mais si on veut caractériser d'avantage la pratique en fonction des centres d'énergie et de leurs éléments (bhuta) associés on peut utiliser les bija suivants : LAM dans la base (terre), VAM dans le pubis (eau), RAM dans le ventre (feu), YAM dans le cœur (air), HAM dans la gorge (éther), OM dans le front (lumière), si on va jusqu'à la porte on peut dire également OM ou rester en silence en faisant seulement ajvini mudra.
On peut affiner et compléter la pratique en mettant l'accent sur la visualisation des centres d’énergie pendant les pauses. On les imagine comme des lotus avec leur nombre de pétales respectifs : quatre dans la base, six dans le pubis, dix dans le ventre, douze dans le cœur, seize dans la gorge, deux dans le front, à la porte on ressent simplement la vacuité. Si on préfère visualiser les chakra sous forme de roues, celles-ci auront le même nombre de rayons que les lotus de pétales.
Une façon, peut-être plus facile, de visualiser est de se relier aux figures géométriques qui symbolisent les éléments associés aux chakra : un carré jaune pour la terre dans la base, un croissant de lune blanc orienté vers le haut pour l'eau dans le pubis, un triangle rouge pointé vers le haut ou vers le bas pour le feu dans le ventre, une étoile à six branches verte pour l'air dans le cœur, une sphère bleue pour l'espace dans la gorge, de la lumière pour la conscience dans le front et une sensation de vacuité ou de plénitude tout en haut à l'orifice de Brahma.
Une visualisation plus complète serait de placer ces figures géométriques dans le cœur des lotus.
Relier les différents plans
Lorsque l'on fait les arrêts de souffle dans les centres d'énergie en disant les bija appropriés, on peut ressentir les éléments en nous-mêmes, du plus grossier au plus subtil dans le sens ascendant et du plus subtil au plus grossier en sens inverse. La pratique prend alors une autre dimension, en effet la phase d'expiration correspond à une descente de la manifestation, de l'invisible et de l'informel jusqu'au plan le plus grossier. Quant à la phase d'inspiration, elle correspond à une résorption de la manifestation, du plan le plus extériorisé jusqu'au plus subtil et même au delà.
On dit qu'au moment de la mort les éléments se résorbent ainsi progressivement, du plus grossier au plus subtil, jusqu'à la sortie du principe individuel par l'orifice de Brahma, ce que l'on nomme plus communément le dernier souffle. De ce point de vue, on considère cette pratique comme une bonne préparation à la mort dans la mesure où l'on se familiarise avec la résorption des éléments.
Pour accentuer l'analogie entre anuloma viloma et le processus de manifestation et résorbtion, on peut voir et sentir à l'inspiration que les éléments fusionnent progressivement : le carré jaune se dissout dans la lune blanche et la terre se résorbe dans l'eau, la lune blanche se dissout dans le triangle rouge et l'eau se résorbe dans le feu et ainsi de suite jusqu’à ce que tout se résorbe dans le vide. A l'expiration, lorsque la lumière apparaît dans ajna, c'est la conscience qui émerge de la vacuité, puis lorsque la sphère bleue se manifeste dans la gorge c'est l’espace qui émerge de la conscience, et lorsque l'étoile verte apparait dans le cœur, c'est l'air qui survient de l'espace, etc...
Cependant si on ne maitrise pas suffisamment anuloma viloma, il peut être difficile de concilier ce scénario avec le souffle. Dans ce cas, on aura intérêt à associer cette visualisation à une méditation ou à une séance de yoga nidra, sans faire de paliers, le souffle complètement libre.
Anuloma viloma une grande pratique
Il existe de nombreuses variantes à ce pranayama.
On peut l'exécuter en assise mais également dans la posture de la pince (paschimottanasana), dans la posture du cadavre (shavasana), dans la posture de la montagne (tadasana), et même dans la posture sur la tête (shirshasana).
Il est possible d'associer la version simple avec l'élocution des bija dans les chakra, accompagnée par le mouvement du mala à l'inspir ou à l'expir. Cela permet de se familiariser avec les chakra et leurs attributs, non seulement les éléments, mais également les sens, les organes des sens (jnanendryia), les organes d'action (karmendryia), les animaux, les planètes, etc...
Anuloma viloma peut se pratiquer dans les canaux latéraux, en visualisant le trajet du souffle en serpentins, en utilisant une seule narine, ou en utilisant les deux. Si on utilise uniquement la narine droite cela revient à un surya bedhana fractionné, si c'est la narine gauche il s'agit d'un chandra bedhana fractionné. Si on utilise les deux narines, on peut le faire sur le modèle d'un nadishoddhana classique, ou nadishoddhana alterné en changeant de narine à chaque fois que la nadi croise sushumna.
Anuloma viloma s'effectue aussi en sahita kumbhaka (rétention spontanée) dans ce cas on demeure dans le chakra jusqu'à ce que le souffle reprenne de lui même, on le dirige alors dans le chakra suivant. Il existe également une version très puissante de anuloma viloma qui se pratique toujours en arrêt de souffle, les trajets se font durant les arrêts à poumons pleins ou à poumons vides alternativement.
On peut aussi associer la pratique à la vision d'un cobra qui monte dans l'axe de la sushumna en poussant les éléments des chakra qui se dissolvent les uns dans les autres.
Enfin ou peut combiner le souffle de anuloma viloma avec yoni mudra, le geste de la matrice, dans lequel toutes les portes sont closes (voir photo). On libère simplement les narines pour inspirer ou expirer entre deux chakra. Claustrophobes s'abstenir !
Ces dernières versions nécessitent d'être guidé et d'avoir déjà une aisance dans la pratique de base.
Anuloma viloma est un grand pranayama qui permet d'acquérir progressivement une bonne maitrise de l'énergie du souffle. La fragmentation de l'inspiration et de l'expiration amène une autre perspective, qui est complémentaire des pranayama qui se font en souffle continu. Les arrêts de souffle dans les chakra activent puissamment le prana qui se débloque, se régule, se fluidifie, se subtilise. Ces effets énergétiques amènent un recul, une stabilité psycho-émotionnelle et une plus grande intériorité. Anuloma viloma ouvre l'espace du dedans et permet d'appréhender les différentes dimensions qui nous constituent. Il s'agit d' une véritable démarche de connaissance du processus de la vie. Dans cette optique il ne faut pas hésiter à le pratiquer régulièrement et le proposer aux élèves en l'adaptant à leur niveau.
Article publié dans la revue Infos Yoga no 123, été 2019.
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[1] Dans cette approche on considère que sahasrara chakra, le lotus à mille pétales, est à l'extérieur du corps physique, hors de portée dans une telle pratique
Bonjour kristophe,
un grand merci pour ton souffle de vie !!!!
Bises.
Cora.
Merci Kristophe, encore une belle pratique, exigente, riche en énergie.
A bientôt