Connaître pour se détacher

Le détachement, s’il a lieu, provient toujours au départ de l’attachement - et non du lien -  à quelque chose, à une situation, à une relation … On ne peut connaître le détachement sans avoir connu l’attachement. Il faut avoir été attaché pour pouvoir un jour, par une prise de conscience progressive ou même fulgurante, prendre la décision – non pas issue d’une volonté farouche mais comme un retournement de l’esprit qui s’impose naturellement - de se détacher. Du détachement profond et total découle la libération ultime : moksha.

Certains sages naissent déjà libérés et ont fait le choix de s’incarner dans une existence humaine afin de répandre leur amour illimité et inconditionné en ce monde et de donner accès, à ceux qui empruntent ce chemin, à une transformation et une libération intérieure profonde. D’autres, comme les yogis et les renonçants, passent par une ou plusieurs ascèses en pratiquant tapas ou une sadhana à laquelle ils se consacreront parfois seulement quelques jours, quelques mois, plusieurs années ou qui s’étalera sur plusieurs vies. Tout dépend de l’état de maturité du fruit…

 

Quand le mental s’accroche …

D’où provient l’attachement ? L’attachement implique forcément trois entités : un sujet, un objet désiré et une empreinte psycho-émotionnelle donc mentale. Tout part du désir. Le désir est une énergie fondamentale qui nous pousse à vivre ; on « vit » parce qu’on le désire. Il y a donc conscience pure d’être (Shiva) et la vie qui prend forme sous l’impulsion du désir (Shakti). Le désir, dans sa dimension absolue,  est « sans objet » ; c’est un état de pure félicité où le jaillissement frais de la vie en nous étanche notre soif de toute autre attente. Il nous ramène à une conscience d’être pure et lumineuse. Mais tout être commun est soumis aux forces de la nature qui le pousse à extérioriser ses sens dans le monde. Le désir est alors dirigé vers quelque chose extérieur à soi : dès que l’on voit un « objet » qui correspond à nos goûts, la réponse mentale se fait sans tarder : cela me plaît, je le désire pour pouvoir le posséder et le faire mien. Le mental a besoin de stimuli venant de l’extérieur pour exister et ne fait que réagir selon un mode binaire « j’aime, je n’aime pas / c’est agréable, c’est désagréable / c’est bien, c’est mal ». L’attachement à un objet n’est que la tentative de survie du mental qui se prolonge obstinément en passant d’un objet de convoitise à un autre.

 

Délier les nœuds de l’existence

Il existe trois sortes d’attachement qui peuvent être reliées au trois Granthi, ces nœuds de l’existence qui sont des obstacles nécessaires, car riches d’enseignements, à notre accomplissement :

L’attachement matériel

Possessions, biens, nourriture etc. C’est le rapport à la terre, aux choses matérielles et concrètes. Cet attachement est lié à l’instinct de survie et aux besoins primaires du règne animal (dont l’homme fait partie) : manger, boire, dormir, se reproduire. Étant incarnés en ce monde, nous avons besoin de nous nourrir correctement, de pouvoir nous vêtir en fonction des saisons, de vivre à l’abri des intempéries et d’assurer notre lignée en travaillant. Mais avec l’évolution qui lui est propre, l’homme a besoin de ressentir qu’il a la main mise ce que la vie lui offre par pur amour: « C’est à moi ! C’est ma maison ! Qui a pris mon pain ? Où est ma femme ? » Posséder lui confère une grande puissance d’existence et rapidement de domination sur la nature et les autres êtres.

L’homme a besoin de conquérir et de faire sien tout ce qui lui tombe sous la main pour se sentir exister. Mais parfois on gagne et parfois on perd, et l’homme est tiraillé entre deux extrêmes : se sentir vivant et comblé de par ses possessions et à l’inverse, être complètement mis à nu et vidé si tout ou partie lui est retiré. C’est le grand jeu de la Maya qui nous fait croire que nous sommes en fonction de ce que nous croyons avoir, par le truchement de l’identification. On s’agrippe par peur du vide.

Les pratiques yoguiques du souffle qui aident à dénouer Brahma Granthi en ressentant dans Muladhara chakra le vide dans le plein (la matière) permettent au pratiquant de se familiariser avec cet état d’absence, d’apaiser les réactions de panique et dans un deuxième temps, de prendre conscience que le vide est plein… Cela aide à relativiser et équilibre notre rapport à la matière, à l’argent, aux possessions. On peut plus facilement se détacher et être serein face aux revers de la vie qui peut un jour nous donner fortuné et le lendemain nous verser dans la rue… Ce ne sont que des aspects extérieurs, intérieurement le climat reste le même.

L’attachement émotionnel 

L’attachement émotionnel : à l’identité, à une situation sociale ou professionnelle, une relation affective. Cette forme d’attachement est liée à l’égo qui s’est forgé au cours de notre existence et répond par la forme duelle de plaisir ou déplaisir, attrait ou répulsion. Là aussi, nos réactions affectives émergent en fonction d’un objet extérieur. Ainsi, nous développons, au fil des expériences, des goûts dans nombre de domaines et affinons ainsi nos tendances vers tel métier, tel loisir, tel groupe de personnes et éventuellement tel (le) partenaire. Le conditionnement familial, éducatif et social joue un rôle prépondérant dans la manière dont ces attraits prennent forme. La sphère affective, selon sa sensibilité, peut être très tourmentée, chahutée ou bien pire : reniée, ce qui entrave toute acceptation de soi. Il s’agit souvent d’un besoin de reconnaissance sociale, de donner une bonne image de soi, de se barder d’un tas de diplômes pour se sentir reconnu et accepté.

Dans les relations intimes, on peut vite surinvestir une relation par dépendance affective et se sentir abandonnée, trahie, démunie si l’autre nous quitte. Ces états émotionnels variables nous épuisent, tant nous luttons pour nous accrocher à ce à quoi nous tenons, et nous rendent plus vulnérables à l’abattement et à la dépression. La pratique yoguique visant à équilibrer Vishnu Granthi dans Anahata chakra aidera à apaiser les colères, les tristesses et à défaire les croyances que l’on a sur soi et les autres – qui ne sont qu’autant de réactions liées à l’attachement. Avec une brise plus légère, on peut lâcher la branche sans avoir peur de se faire mal et retomber sur ses pieds toujours entier.

 

L’attachement mental et spirituel 

L’attachement mental et spirituel : à des croyances, des conditionnements, l’intellect. Cet attachement influe finalement sur tout le reste et demande une attention constante tant le mental a tôt fait de récupérer une situation à son propre compte. L’être s’enferme dans le raisonnement à outrance, les justifications et les certitudes. C’est la zone de confort où il fait bon vivre car on s’est construit une belle muraille faite de « On fait comme-ci, pas comme ça. », « Je ne crois que ce que je vois. », « C’est prouvé scientifiquement ! ». On se protège en adoptant des convictions, voire des dogmes qui nous empêchent d’avoir une relation épanouie et ouverte à l’autre et surtout biaisent, obstruent notre vision de nous-mêmes.

Nous avons besoin de nous relier à une conscience élargie, claire et intuitive. Cette conscience ne repose sur aucun ajout de ce qu’elle est déjà par essence, aucun formatage ; elle est en lien permanent avec l’instant présent, éternel. Le yoga, par le relâchement des tensions, par un accroissement de l’énergie et l’auto-observation des modifications qu’engendre la pratique, permet une décrispation bienfaisante de l’esprit, un élargissement libérateur de notre système de pensée et une appréhension limpide de l’existence. On se désencombre de tout un carcan pesant et limitant pour retrouver notre nature profonde.

Le travail sur Rudra Granthi dans Ajna chakra permet ce passage de l’intellect vers une conscience dépouillée de ses scories, point d’orgue sur le chemin spirituel. Là encore, les pièges peuvent apparaître tant que le mental est aux aguets pour acquérir quelque chose : un nouveau pouvoir, l’étiquette du bon sage ou la croyance –récupération du mental - qu’on a réussi à se libérer.

L’attachement à l’égo spirituel, c’est-à-dire à un nouveau personnage et toute sa panoplie distrayante, est subtil et difficilement délogeable. Ce n’est que d’un véritable abandon, d’une vraie dé-saisie de l’identification que le passage s’amorce. Le yoga ouvre ce chemin pour revenir à la source de l’être. La pratique des différents membres du Hatha Yoga : Asana, Mudra, Pranayama, Pratyahara et Dhyana favorise cet état de détachement et nous ouvre le passage vers Samadhi : l’union de l’être avec la totalité.

 

Se détacher pour s’unir à la vie

Au quotidien et dans cette incarnation présente, on peut observer ces moments de lâcher-prise, qui ici prend tout son sens, où l’on ressent un doux soulagement de se départir de quelque chose dont nous n’avons plus besoin en même temps qu’un élargissement de perception. Au lieu de perdre quelque chose, on gagne en sensation d’être plus en accord avec l’existence. Ce mouvement de détachement provient d’un état intérieur paisible et harmonieux qui nous relie encore davantage à nous-mêmes et la vie. Cela ouvre un espace d’accueil, d’humilité et de profonde gratitude qui peut guérir des blessures, ramener la paix, accepter ce qui est, et de cette présence à la vie – reliée mais non attachée ni dépendante – une capacité d’accueil qui ne cesse de croître.

Le détachement est une aspiration mais il ne peut être attendu, précipité. Il se produit lorsqu’en état d’équilibre entre souplesse et fermeté, attention et abnégation, le fruit mûr à point se détache tout seul de la branche et tombe à terre. Rien n’est à forcer mais il ne faut pas trop attendre non plus ; un fruit pourri ne donne plus rien de bon … Et comme les arbres se renouvellent à chaque saison, chaque instant contient la promesse, l’opportunité unique de rompre les amarres avec ses schémas restrictifs et de plonger yeux et cœur grand ouverts dans le jaillissement de la vie.

 

                                                                         Emillie SERVET

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