Par Khristophe LANIER

 

La notion du bien-être mise en avant dans le yoga moderne est-elle compatible avec la pratique traditionnelle ? Et si oui, comment l’intégrer sans trahir l’esprit du yoga ?

 

Aujourd’hui le yoga est bien souvent présenté comme une pratique de bien-être qui détend, assoupli et renforce le corps, tout en apaisant le stress de la vie moderne. Or, les textes traditionnels sont unanimes pour présenter le yoga comme une véritable voie spirituelle, un pur chemin d’éveil et de réalisation. Un tel décalage entre ces deux perspectives pose question. Il est possible d’y voir l’opposition entre la pensée orientale et la pensée occidentale, ou bien entre la vision traditionnelle et la vision moderne, ou encore entre l’approche spiritualiste et l’approche matérialiste, voire entre une démarche désintéressée et une démarche mercantile. Il y’a sans doute du vrai dans ces différents points de vue, mais la réalité est sans doute plus complexe et plus nuancée. En effet, au lieu d’opposer deux visions, il vaut mieux chercher à les réunifier en trouvant le troisième terme qui les relie. C’est le principe même du yoga. Aujourd’hui en occident, lorsqu’on parle de yoga on pense tout d’abord au corps alors que traditionnellement en Inde, il s’agit avant tout de l’esprit. Nous avons déjà abordé cette thématique dans le texte « Yoga et bouddhisme les retrouvailles en occident » paru dans la revue Infos Yoga n°97 (mai/juin 2014)[1].

Si le corps est autant mis en avant dans le yoga moderne c’est sans doute qu’il y’avait un grand besoin de renouer avec celui-ci dans le contexte judéo-chrétien du XXe siècle où le corps était quelque peu ignoré lorsqu’il n’était pas diabolisé. Dans son ouvrage Yoga une histoire monde paru en 2019[2], Marie Kock introduit un questionnement important : le yoga qui est pratiqué aujourd‘hui en occident, est-il traditionnel ? À travers son enquête, elle montre bien l’influence du sport et donc de la pensée occidentale moderne sur les styles de yoga qui sont apparus en Inde au siècle dernier et se sont beaucoup diffusées en occident. À ce titre, on pourrait qualifier ces approches qui mettent l’accent sur le corps et donc sur la posture ou sur l’enchainement de postures de semi-traditionnelles.

Mais le hatha yoga traditionnel qui est à l’origine de la plupart des yogas modernes s’appuie sur le corps pour le dépasser et non pour le valoriser dans un esprit récréatif ou compétitif. Il ne peut donc pas être réduit à une gymnastique, à un sport, à une pratique de bien-être ou à une thérapie, ce qui est souvent le cas aujourd’hui. Ces approches réductrices du yoga ont un grand succès dans une société moderne où tout devient consommation, y compris le bien-être, et où l’image prime sur tout le reste. Nous pouvons déplorer à juste titre que l’esprit du yoga soit souvent dévoyé aujourd’hui, mais par ailleurs, le yoga bien-être qui est accessible à de très nombreuses personnes, peut constituer un accès vers une recherche plus profonde.

La plupart des élèves qui s’inscrivent à un cours de yoga attendent avant tout un mieux-être dans leur corps et leur quotidien. Il est important de répondre à cette demande en proposant des pratiques qui amènent la détente, un meilleur ressenti du corps et du souffle et un certain apaisement mental. De ce point de vue le yoga bien-être est tout à fait légitime, mais il convient de ne pas occulter pour autant la véritable portée du yoga qui ne peut se limiter à ce premier stade. Certains élèves ont tendance à s’installer dans celui-ci, alors que d’autres recherchent d’emblée à le dépasser. Comme dit une collègue : « il y a des anciens qui ronronnent et des nouveaux qui cartonnent ! ». Si le fond du yoga est ignoré, on risque de rester empêtré dans sa forme. Si l’esprit est absent, on demeure limité dans la lettre.

Quel que soit son courant, un yoga digne de ce nom devrait nous amener vers un état plus léger, plus ouvert et donc nous aider à être moins attaché à notre personnalité, à notre performance, à notre image, à nos tendances égotiques. Bien sûr dans un premier temps la pratique du yoga peut aider à retrouver de la confiance en soi, à se revaloriser, à développer des capacités au niveau physique, énergétique et mental permettant de mieux s’intégrer dans son entourage. Mais il convient de rester vigilant afin que cela ne débouche pas sur un renforcement de l’égo.

Si l’enseignant est lui-même dans cette tendance, il y a peu de chance que l’élève évite ce travers. Nous ne sommes pas à l’abri de ces dérives et il convient de rester particulièrement attentif car si les tendances égotiques grossières sont facilement décelables, celles-ci peuvent œuvrer à un niveau plus subtil et beaucoup moins visible. « Il a développé un égo plus grand que la somme des égos de ses disciples ! » disait un Yogi impertinent, quelque peu provocateur en commentant les propos d’un enseignant de yoga mondialement connu qui se targuait d’avoir créé le yoga moderne en l’adaptant au monde occidental. Il vaut peut-être mieux commettre ce petit crime de « lèse-majesté » que d’adopter une attitude servile de « lèche-majesté ».

Le yoga authentique propose des remèdes non seulement à la souffrance mais également à l’ignorance qui est bien souvent à l’origine de cette souffrance. Face à la souffrance il est bon de proposer un yoga bien-être pour réduire la douleur et le mal-être, mais la portée en sera limitée si on ne traite pas également l’ignorance. C’est l’objet du yoga bien n’être qui vise à amener des prises de conscience sur notre nature réelle ou tout au moins à réduire nos identifications à notre corps, notre statut, notre réputation, notre personnalité, nos valeurs, nos idées, etc. Plutôt que de rajouter des couches de sagesse, il s’agit d’avantage d’enlever des couches d’illusion. Plutôt que d’être d’avantage ceci, ou cela il s’agit de ne plus être ceci ou cela : « neti neti », ni ceci, ni cela, tel est l’enseignement commun à différents courants de sagesse en Inde. Le meilleur bien-être c’est le bien n’être !

Bien entendu il est important de ne pas aborder cet aspect de façon trop abrupte car dans certains cas cela pourrait produire des effets inverses et amener des blocages au lieu des prises de conscience escomptées. Si certains élèves réagissent bien à des pratiques un peu décapantes, d’autres ont besoin d’une progression plus douce. L’enseignant doit rester à l’écoute et adapter en fonction des situations son dosage entre yoga bien-être et yoga bien n’être, entre les pratiques qui font du bien et celles qui amènent de la connaissance.

On peut considérer le yoga bien-être comme le début de la démarche et le yoga bien n’être comme sa finalité, son aboutissement qui n’est autre que l’éveil, la réalisation de notre véritable nature. Cette nature de l’absolu qui nous échappe complètement peut néanmoins être conçue comme pure vacuité de soi ou comme pure plénitude du Soi, selon le point de vue qu’on adopte[3]. Dans les deux cas, il s’agit de ne plus être cet individu limité qui se détermine en fonction d’un autre qui lui serait extérieur. Mais pour réaliser ce bien n’être, cet ultime, cet absolu, nous devons sans doute développer un yoga bien naître et bien renaître. Naître au nouveau jour en se réveillant et mourir à la nouvelle nuit en s’endormant, naître à l’inspiration et mourir à l’expiration. Pour naître à chaque instant, il faut accepter de mourir à l’instant précédent. Pour vivre il faut accepter de mourir, mais nous devons trouver le yoga qui nous permet d’intégrer cette réalité. Le yoga bien naître est celui qui nous permet de naître, mourir et renaître, d’entrer dans le dynamisme de la vie avec ces cycles d’apparition et de disparition, de déploiement et de résorption. C’est celui qui nous permet de ne pas rester figé dans une structure rigide en naissant à de nouveaux états de conscience, de nouvelles perspectives, de nouvelles dimensions. Accepter de naître c’est accepter de n’être, accepter de mourir, accepter de se mettre à nu, de se défaire de ses oripeaux, de lâcher ses habitudes, ses certitudes.

En définitive, les enseignants avisés sont ceux qui parviennent à intégrer ces trois aspects : le yoga bien-être, qui met l’accent sur la bienveillance, le yoga bien n’être qui met l’accent sur la connaissance et le yoga bien naître qui doit composer habilement entre ces deux pôles. En résumé : accepter de dépasser un petit bien-être pour bien naître à un plus grand bien n’être, tel est le lot des voyageurs immobiles qui empruntent la voie du yoga sans craindre les paradoxes !

 

[1] Article consultable sur le site de Yoga Horizon sur le lien suivant https://www.yoga-horizon.fr/yoga-et-bouddhisme-les-retrouvailles-en-occident/

[2] Livre Yoga, une histoire-monde-de Bikram aux Beatles, du LSD à la quête de soi : le récit d’une conquête paru chez la Découverte en 2019

[3] Le 1er point de vue qui rejoint la vacuité des bouddhistes est illustré dans la formule « Neti Neti », le second peut se résumer dans le A HAM (je suis) ou A HAM MAHA (je suis le tout).

 

Le Sri yantra peut être utilisé dans le yoga bien-être.

 

Article publié dans la revue Infos Yoga N°138 Eté 2022.
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