Lorsqu’on parle de yoga nidra, on parle d’abord de yoga. Pour la plupart de nos contemporains le yoga est une discipline qui apporte du bien-être et des bénéfices pour la santé. Mais bien au-delà de ces effets concrets, le yoga est une voie de libération, une voie de réalisation. Libération complète de la souffrance et de l’ignorance, réalisation de sa nature ultime, de sa nature divine. Il existe de nombreux types de yoga qui correspondent à la diversité des tempéraments et des aptitudes des êtres humains. Certaines voies sont réputées plus rapides que d’autres, dans le meilleur des cas il est possible de réaliser l’éveil en une seule vie comme le font les jivanmukta, les libérés vivants. Mais bien sûr ces êtres exceptionnels sont rarissimes; pour le commun des mortels il est dit qu’il faudra de nombreux cycles avant d’atteindre la délivrance. Cependant, ceux qui s’adonnent de façon sincère et déterminée à la pratique, qui en font une priorité dans leur vie, augmentent leur chance de se libérer au moment de la mort ou dans l’entre-deux que les tibétains nomment bardo.

 

            Parmi toutes les voies de yoga, il en existe une qui met l’accent sur le sommeil, le rêve et les états intermédiaires entre veille et sommeil : le yoga nidra. Nous passons entre un quart et un tiers de notre vie à dormir. Les jeunes enfants dorment beaucoup sans doute pour des raisons physiologiques, mais peut-être aussi parce qu’ils sont encore en prise avec le monde de l’invisible. Les personnes âgées dorment beaucoup moins, sans doute ont-elles moins besoin de repos, mais peut être aussi appréhendent-elles de se rapprocher de l’invisible.

            Pour les yogi il est indispensable d'intégrer dans leur démarche le temps du  sommeil et du rêve. La vie est courte, éphémère et on n’est jamais sûr de son terme, il faut mettre tous les instants à profit dans cette quête essentielle de la libération. Par ailleurs on ne peut trouver la continuité de l’expérience (tantra) dans une vie cloisonnée où toute une partie nous échapperait. Pour la plupart des humains dans cette civilisation moderne, le sommeil constitue une sorte de parenthèse nécessaire au repos du corps et de l’esprit dans laquelle la lucidité n’est guère présente. Bien sûr demeurent parfois quelques vagues souvenirs de rêves mais ceux-ci s’estompent le plus souvent sans faire sens dans la reprise des activités du quotidien. Ainsi la majorité de nos contemporains expérimente la vie de façon très duelle : veille et sommeil, jour et nuit, conscience et inconscience…

            La pratique du yoga nidra permet de réduire ce clivage en montrant qu'il est possible d'expérimenter en même temps la veille et le sommeil : lors d'une séance, le corps s'endort mais l'esprit reste vigile. Par ailleurs cette pratique permet d'avoir des rêves plus lucides et de prendre conscience de la différence entre le sommeil profond et le rêve. On en vient ainsi à passer de la vision binaire classique (veille-sommeil) qui entretient la dualité, à une approche ternaire (veille-rêve-sommeil profond) plus porteuse, moins clivante. En effet, on expérimente une alternance continuelle entre trois états : la veille (jagrat), le rêve (svapna) et le sommeil profond (sushupti). Le yoga nidra vise à amener progressivement un fil de conscience pour relier ces trois niveaux d'expérience ordinaire dans une continuité lucide. Il s'agit d'unifier jagrat, svapna et sushupti en réalisant un quatrième état nommé turiya. On trouve différentes définitions de ce terme : profonde absorption méditative, conscience unifiée, état de samadhi, personnification d'un témoin qui peut tout observer mais qui ne peut pas être observé, etc. Peu importent les définitions, les représentations, les concepts, seule la saveur de l’expérience peut faire sens. Il est dit que turiya peut advenir dans les trois états de la conscience habituelle puisqu’il en constitue la trame, le fond commun. Il n’est pas si difficile d’entrevoir turiya ou de le vivre de façon fugace, mais c’est toute autre chose d’en faire la pleine expérience. C’est pourquoi certains parlent d’un cinquième état, turiyatita, qui ne serait autre que turiya établi de façon permanente.

 

            Les origines du yoga nidra relèvent du mythe et du symbole. Il est parfois fait référence aux douze Alvar, douze sages et poètes vishnouites, qui auraient élaboré et transmis la pratique du yoga nidra. Elle leur aurait été révélée par le seigneur Vishnou qui manifeste le monde à travers son rêve, allongé sur le serpent cosmique Ananta. Nous pouvons noter que le nombre douze est en lien avec la planète Jupiter qui met douze ans à effectuer sa révolution autour du soleil. En Inde Jupiter est nommé guru et symbolise la transmission. Le douze renvoie également au soleil dans son cycle annuel, ainsi qu'à Vishnou, dieu solaire par excellence.

            Une autre origine mythique du yoga nidra fait référence à Shiva, le seigneur du sommeil. Ce n'est pas par hasard que la plupart des pratiques de yoga nidra se font en shavasana, la posture du cadavre, un aspect passif de Shiva qui évoque à la fois la mort et le sommeil. Shiva est associé à la lune qu'il porte dans son chignon.    Nous pouvons donc reconnaitre dans les origines du yoga nidra une composante solaire et une composante lunaire comme dans la plupart des traditions. Ces colorations ont pu donner des transmissions quelque peu différentes dans les courants vishnouites et shivaïtes, mais peu importe la forme que prend le yoga nidra, l'essentiel est ce qu'il nous permet de réaliser. Il peut très bien y avoir deux faces à la même révélation : c'est l'image de Harihara, Vishnou-Shiva, les deux divinités inséparables dans une même manifestation.

 

            Le cheminement vers la libération est parfois présenté comme un processus de dévoilement. En effet plutôt que de produire un état particulier, il s’agit de retirer les voiles qui masquent l’état fondamental déjà présent en toutes choses. Se défaire de ses voiles, de ses oripeaux, retrouver la nudité est peut être encore plus adapté au contexte du yoga nidra où les pratiquants n’ont rien à montrer, rien à défendre, aucun rôle à jouer, aucune attitude à adopter en fonction du regard extérieur. Nudité du mental habituel, du mental conceptuel. Nudité par rapport aux cadres, aux règles, aux convenances, etc. Chacun est allongé à même le sol, tourné vers le ciel, les yeux clos et peut ainsi plus facilement se mettre à nu en lâchant progressivement les différentes identifications. Tel un jnanin yogi qui réalise le vide d’identité avec son neti neti (ni ceci ni cela) pour retrouver le soi, l’adepte du yoga nidra, dans son lâcher-prise, laisse les couches les plus grossières du mental se dissoudre pour accéder à des niveaux plus subtils. Dans ces couches le mental est très polarisé, très structuré, dans une approche binaire qui a tendance à cloisonner les choses, à les morceler, à les étiqueter, à les opposer. Dans ce contexte il est évidemment impossible d’accéder à l’unité béatifique dont parlent les mystiques, il est également bien difficile d’expérimenter un état méditatif où la dualité aurait largement reflué. Bien sûr, certains ont plus d’aptitude pour sortir de l’état prosaïque et s’installer dans l’état poétique, pour reprendre la terminologie d’Edgar Morin. Mais la grande majorité, enfermée dans cette tendance habituelle (j’ai failli écrire habiduelle!), n’a pas accès à la compréhension ouverte, à l’intelligence spacieuse et lumineuse, à la pensée symbolique, au mythe, au mystère, au merveilleux, à la langue des oiseaux. Le yoga nidra est l'un des moyens les plus efficaces et rapides pour s'affranchir du fatras conceptuel et du soliloque obsessionnel. Sa pratique est largement ouverte aux gens de tous âges puisqu'elle ne demande pas d'aptitude physique particulière. Elle nous mène dans un entre-deux aux confins du sommeil. C'est à cette lisière, à cette frontière, que nous perdons la conscience pour basculer de la veille au sommeil profond. Mais par la pratique du yoga nidra, on peut demeurer conscient dans cette zone de passage. Il s'agit de concilier la lucidité de l'état de veille avec l'abandon, la détente, l'ouverture, caractéristiques du sommeil. Au moment de l’endormissement, tout ce qui structure le mental dans l'état de veille en lui donnant des repères s'effondre, les barrières et les interdits tombent, le champ des possibles s'élargit et une autre partie de nous-même nous devient accessible. L'approche logique, rationnelle, laisse place à une expérience analogique du monde où le macrocosme devient un miroir du microcosme et vice-versa. Le yoga nidra devient alors un merveilleux instrument de connaissance, une vraie voie de libération.

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