Texte rédigé par Michel Boullet
« Les anciens Hindous voyaient dans les événements humains des manifestations du divin. Ils ne séparaient pas la mythologie, de la légende et de l’histoire », nous met en garde Alain Daniélou. En effet pour l’Hindou le mythe et la réalité ne sont pas autre chose que différents aspects de la vérité. Ne soyons donc pas étonnés lorsque les personnages « historiques » et réels voisinent avec les divinités. Ce qui a pu surprendre, et parfois choquer, les spectateurs occidentaux assistants à la projection du Mahâbhârata ne ferait même pas lever un sourcil à l’Hindou de Bénarès. Ce préambule n’a pour but que d’informer le lecteur de la difficulté qu’il peut y avoir à séparer le vrai de l’imaginaire ; on n’est jamais sûr de rien… mais cela, en fait, n’a guère d’importance !
Cosmogonie et mythologie
Un des hymnes du Rig-Veda relate la création (X.129). La clarté n’est pas sa qualité première ! Les Nâtha, quant à eux, ont dans leur cosmogonie un hymne qui, s’il est moins connu est par contre beaucoup plus accessible, (même si…). Le voici, très résumé. Le vide et l’obscurité furent traversés par une ibration qui engendra un oeuf. Après l’incubation nécessaire, l’œuf se divisa en deux parties. Âdinâtha (le seigneur primordial) sortit de cet œuf dont la moitié supérieure constitua les mondes célestes et l’autre moitié les mondes inférieurs de l’univers. D’Âdinâtha surgit l’énergie primordiale, Adishakti.
Naissance de la Trimurti
L’Energie (Shakti) engendra Brahmâ, Vishnu et Shiva, aspects différents de l’énergie. Brahmâ naquit par la bouche (aspect créateur, le Verbe), Vishnu (le Préservateur) par le front et Shiva (Transformateur et Destructeur) par le vagin, naissance qui nous est beaucoup plus habituelle ! Une fois nées, désobéissant comme des enfants à leur père, les trois divinités (Trimurti) rejoignirent Âdinâtha auprès du fleuve pour méditer avec lui. Afin de les éprouver Âdinâtha se transforma en cadavre en décomposition, flottant sur les eaux. Des trois fils, seul Shiva reconnut là leur père mort. Avec l’aide de Brahmâ (qui dans un premier temps s’était enfui) et de Vishnu (qui, horrifié, avait commencé par repousser le cadavre), Shiva attrapa le corps et entreprit de le brûler. Des cendres d'Âdinâtha , prirent forme les cinq siddha des origines (âdisiddha) : Matsyendranâtha, Gorakshanâtha, Jâlandaranâtha, Krishnapada et Cauranginâtha.
À l'origine de la lignée des nâtha
Dans ce mythe Shiva est le seul à reconnaître son père. Ce n’est évidemment pas par hasard. Il est le seul qui soit, par sa naissance, en contact avec la réalité. Par cet aspect, il est proche de nous, beaucoup plus en tout cas que Brahmâ ou Vishnu (préoccupés qu’ils sont de conserver leur pureté initiale). L’histoire continue et Shiva devient l’époux de la déesse Gaurî (autre nom de Pârvatî). Celle-ci désireuse d’accéder à la connaissance suprême permettant de repousser, de supprimer la vieillesse et la mort, finit par persuader son mari (…mais qui résisterait à Pârvatî ?) de lui transmettre son enseignement secret. Afin d’être à l’abri d’oreilles indiscrètes Shiva emmène Gaurî-Pârvatî au milieu de l’eau, sur une île déserte et là, commence à lui dispenser l’enseignement du yoga. Le malheur pour eux (mais heureusement pour nous) voulut que Matsyendranâtha (Seigneur des poissons), se doutant de quelque chose, décida de les suivre, caché par les eaux, sous la forme d’un poisson. Écoutant Shiva, il ne perdit pas un seul mot de cette transmission orale, secrète et initiatique. Matsyendranâtha, l’un des cinq siddha des origines, enseigna à son tour Gorakshanâtha dont il était le guru. L’étymologie du nom de Goraksha signifie « Protecteur des vaches » (comme Krishna).
D’autres explications sont intéressantes à connaître. Goraksha est le seigneur du Verbe, le protecteur des Veda. Il est aussi gardien, maître des sens (Go a également la signification d’indriyâ, les sens). Il est maître, c’est-à-dire qu’il contrôle les organes d’action et de perception. C’est un yogi. Une autre étymologie du nom de Goraksha est possible et permet de découvrir un mythe expliquant la « filiation » entre Matsyendranâtha et Gorakshanâtha. Matsyendranâtha ayant pris la résolution de visiter tous les lieux sacrés et de vivre comme un samnyâsin, mendiant sa nourriture et méditant le reste du temps, arriva devant une maison où il prononça son mantra habituel. La maîtresse de maison, étonnée de sa beauté, se prosterna devant lui.
Comprenant qu’elle avait devant elle un être exceptionnel, et après avoir satisfait au devoir d’hospitalité, elle lui fit la requête suivante : « Je n’ai pas d’enfant. Révèle-moi un moyen qui me permette de réaliser mon vœu le plus cher ! » Matsyendranâtha, bienveillant, lui versa des cendres dans les mains, et après les avoir consacrées, dit « Absorbez ces cendres et vous aurez un fils. Gardez bien cela secret ! » Ayant parlé, il disparut. La femme ne put s’empêcher de narrer l’histoire a ses amies qui se moquèrent d’elle. Persuadée d’être victime d’une fantaisie d’anachorète, elle se résolut à jeter les cendres dans un fossé. Matsyendranâtha quant à lui continua à errer de village en village et, au bout de douze ans, se retrouva un beau jour devant le seuil de cette même maison. Après qu’il eût prononcé son mantra, et que la femme lui eût remis son offrande, il lui demanda de voir le fils né après son passage… (et l’aide des cendres sacrées !). La femme, comprenant son erreur, lui avoua la vérité et l’emmena près du fossé où depuis si longtemps elle avait jeté les cendres. Le destin avait voulu qu’au même endroit les vachers en eussent fait autant avec la bouse de leurs vaches… ! Matsyendranâtha, s’approcha, prononça son mantra et, miracle, du tas de fumier fut extrait un enfant de douze ans, d’une grande beauté, et qui se trouvait dans un état de contemplation extrême. Matsyendranâtha l’éveilla et l’emmena avec lui après lui avoir donné le nom de Gorakhsita (« qui est protégé par les vaches »). Voilà pour la légende.
Gorakhsha, personnage historique, a vécu vraisemblablement au VIIeme siècle, au Bengale. Il est traditionnellement considéré comme « l’inventeur » et le propagateur des techniques du Hatha Yoga. Il est également le fondateur de la secte des Gorakhnâthi que l’on connaît aussi sous le nom de Kânphâta. Si la première de ses appellations ne mérite pas grande explication, la seconde est un peu plus intéressante. La traduction de Kânphâta signifie « oreille fendue ». Une des coutumes des Nâtha étant de porter d’immenses boucles d’oreilles (comme Shiva), il était nécessaire de fendre le cartilage de l’oreille afin d’y suspendre ces anneaux. Le poids faisant s’allonger le lobe, il est intéressant de rapprocher ceci du fait qu’en Asie la sagesse est symbolisée par la longueur du lobe de l’oreille… Signalons aussi que les Kânphâta s’appelaient, entre eux, tout simplement…yogi. Cette secte est principalement connue sous l’appellation Nâtha-Yogin.
Théologie natha
Les Nâtha ont une théologie assez simple. Shiva est la divinité supérieure, le maître primordial (Âdinâtha îshvara). Dans la pratique Âdinâtha et Shiva sont confondus. Les Nâtha se nomment eux-mêmes « descendants de Shiva » : Shiva Gotra. Leur aspect physique démontre leur appartenance au shivaïsme : le trishûlâ (trident), le chapelet de rudrâksha (« œil de Rudra »), le tripundara (triple marque de cendres sur le front), le yoni linga marqué sur l’avant-bras, le cordon sacré, les kundala (boucles d’oreilles). Ajoutons qu’un de leur mantra est « Shiva gorakh ». Leur but est d’atteindre la libération (moksha), l’union avec la divinité, durant la vie terrestre. Pour cela, les pratiques sont assez simples (enfin presque !). L’expérimentation directe est la ligne conductrice. Un travail exceptionnel sur le corps et la maîtrise de la respiration : toutes ces techniques sont celles du hatha yoga. Les Nâtha sont en effet des adeptes du yoga de l’effort violent, premier stade avant le prânâyama et la maîtrise absolue du souffle. Après cela ils pourront accéder à dhyâna et enfin à samâdhi, l’identification avec Âdinâtha îshvara. Le samâdhi pour les Nâtha est un état de dépassement de l’esprit (manas). On trouve souvent l’expression unmâni-avasthâ pour le caractériser. (Unmâni peut se traduire par : à l’extérieur du manas, à l’extérieur de l’esprit. Avasthâ peut se traduire par état, condition). C’est donc un état dans lequel le yogi est en dehors du manas, il est libéré de l’emprise de l’esprit. Toutes les fonctions habituelles sont arrêtées. On est alors arrivé au stade suprême du yoga de Patanjali : « Yoga citta vrtti nirodhah ».
Le hatha yoga et l'alchimie
Comme nous l’avons dit plus haut Gorakshanâtha est le propagateur du yoga. Les textes de la tradition Nâtha, existants ou disparus, qui traitent du hatha yoga sont assez nombreux. Certains sont attribués à Matsyendranâtha, d’autres à Gorakshanâtha. L’enseignement de Gorakshanâtha nous a été « transmis » aux environs du XVème siècle par Cintamani.
Dans cet ouvrage (« Hatha Yoga Pradîpikâ ») sont exposées les voies essentielles permettant d’atteindre la Réalisation suprême. Certaines techniques qui, à travers leur appellation, sont les témoignages de l’importance des Nâtha, sont décrites dans ce traité.
-Matsyendrâsana qui doit son nom à Matsyendranâtha (Seigneur, maître des Poissons). Symboliquement le poisson représente le mental, toujours en mouvement, difficile à maîtriser. L’allégorie est évidente. Celui qui maîtrise le poisson, le mental est yogi. Matsyendranâtha est un yogi accompli, parfait. C’est un siddha.
-Gorakhshâsana appelée également Bhadrâsana. Il s’agit d’une posture assise.
-Jâlandhara bandha : Jâlandaranâtha, autre siddha des origines, a donné son nom à cette technique extrêmement importante dans la maîtrise respiratoire. Jâlandhara signifie : « qui tient un filet, qui attrape avec un filet ». La respiration est maîtrisée comme l’oiseau pris dans un filet. Au-delà de la respiration, ce sont les courants énergétiques qui sont maîtrisés.
Les Nâtha sont également très versés dans l’art de la magie. Ils volent dans les airs. Ils utilisent le Soleil et la Lune comme bijoux. Ils se transforment en animaux. Ils touchent le ciel en étendant la main. Tous ces pouvoirs magiques sont à rapprocher des siddhi yogiques. Ils savent aussi commander à la pluie (Mircéa Eliade voit là un lien évident avec le chamanisme). La domination des bêtes fauves ne leur est pas étrangère. En particulier les tigres avec lesquels ils vivent et qu’ils utilisent comme monture. Il faut, à notre avis, voir là, plus qu’une réalité, une façon d’exprimer leur maîtrise. L’expression « chevaucher le tigre » signifie, dans le langage « codé » de l’ésotérisme, maîtrise des techniques (parfois excessivement dangereuses) du yoga tantrique dit « voie de la main gauche ». Shiva, le grand yogi (Mahâyogin), appelé aussi Yogarâja (roi du yoga), est généralement représenté assis sur une peau de tigre.
Gorakshanâtha passe pour être l’auteur de plusieurs ouvrages. L’un appelé « Hatha Yoga » a totalement disparu, sans qu’il en reste de trace. Un autre, le « Gorakshaçataka » a inspiré le « Hatha Yoga Pradîpikâ ». Il est aussi l’auteur d’un livre, le « Gorakhsha Samhitâ », qui pour certains fait partie des traités alchimiques. Les Nâtha sont en effet très proche de l’alchimie. Il est même bien établi qu’ils sont, là aussi, passé maîtres dans cet art. Ils ont le pouvoir de transformer en or n’importe quel métal. Dans les temps védiques, l’or est le symbole de l’immortalité. Peut-être faut-il, là aussi, trouver un exemple du langage « intentionnel » ?
Les techniques du yoga tantrique visent à inverser les processus naturels de la vie ; par exemple suspendre la respiration, « vaincre la mort ». Vaincre la mort c’est évidemment atteindre l’immortalité. Le yogi qui va « travailler » sur son corps de chair (matière « vulgaire » et périssable) pour lui donner son aspect de « temple » n’est pas différent de l’alchimiste qui transforme n’importe quel métal en or. Tous deux « œuvrent » de la même manière. Tous deux transforment une matière ordinaire en matière inaltérable.
L’alchimie et le yoga sont bien deux disciplines, deux arts, très proches l’un de l’autre. Nous ne pouvons mieux faire que citer Mircéa Eliade : « Dans l’Inde, la tendance du yoga à assimiler toutes les techniques concrètes ne pouvait négliger une expérimentation aussi précise que l’alchimie. L’osmose entre ces deux sciences spirituelles est à certains moments parfaite : toutes deux s’opposent à la voie purement spéculative, à la connaissance purement métaphysique ; toutes deux travaillent sur « la matière vivante » pour la transmuer, c’est-à-dire pour en changer le régime ontologique ; toutes deux poursuivent la délivrance des lois du temps, c’est-à-dire le « déconditionnement » de l’existence, la conquête de la liberté et de la béatitude, pour tout dire l’immortalité. »
Malgré un travail assidu, il arrive qu’un Nâtha meure « comme un homme du commun ». Dans ce cas, et contrairement aux coutumes, le cadavre ne sera pas incinéré, mais enterré dans la posture de méditation. Le Nâtha est alors considéré comme restant en éternel samâdhi. La tombe (appelée samâdhi) est ornée du linga (emblème de Shiva). Chacun saura ainsi que le yogi enterré s’est identifié à Shiva.
Influence et héritage
L’influence des Nâtha a été importante dans le cours de l’histoire indienne. Les légendes liées à l’existence de personnages hors du commun et de divinités issues du shivaïsme primordial, les mythes pré-aryens dont on trouve sans cesse la trace dans les traditions Nâtha, ont toujours été prépondérants dans les populations, et les traditions bouddhiques et brahmaniques en ont souvent été victimes. Au point de vue spirituel par exemple les sectes Jaïns existant aujourd’hui sont issues des deux fils de Matsyendranâtha : Nimnâtha et Parasnâtha. Les Nâtha n’existent pratiquement plus de nos jours. On trouve pourtant dans le nord du Bengale une caste qui pratique particulièrement les rites de magie et d’exorcisme. Elle fait partie des basses castes et ses membres sont surnommés Jugi (ou Yugi, similitude avec le mot Yogin). Au nord de Bénarès, la ville de Gorahpur abrite un temple dédié à Gorakhsha, et dans lequel les fidèles viennent encore honorer le « muni ».
La tradition Bâul, déjà mentionnés au IXème siècle présente beaucoup de points communs avec les Nâtha. Originaires du Bengale, les Bâuls, groupe de mendiants-chanteurs, vivent à contre-courant des habitudes et des théories générales. Ils considèrent que le corps est le temple divin par excellence. Leur connaissance du corps est très élaborée. Bien qu’appelée par eux « dehatattva » (réalité du corps »), elle n’est rien d’autre, en fait, que le hatha yoga. L’expérience directe, l’intuition conductrice font partie de leur philosophie de l’existence.
Dans « Yoga, méthode de réintégration », Alain Daniélou écrit : « C’est apparemment dans un monde animiste où la conception du surnaturel restait confuse et diffuse, plutôt pressentie que rationalisée, que se développa ce qui devait être le plus grand phénomène dans l’histoire de la pensée humaine : la révélation shivaïte ».
La tradition Nâtha est certainement, parmi toutes les traditions de l’Inde, celle qui est la plus proche du shivaïsme primitif, de cette révélation. Cet héritage direct nous a été transmis par les voies habituelles ; initiation par transmission orale et secrète. De nos jours il peut sembler « anachronique » de conserver de telles méthodes. (A bien y réfléchir ce ne serait peut-être pas toujours inutile !). Sachons néanmoins conserver et défendre s’il le faut, une tradition qui privilégie l’expérience personnelle, la persévérance et le sens du sacré.
BIBLIOGRAPHIE
Matsyendranâtha : - « Yogavisaya ».
Gorakhshanâtha : - « Siddha-Siddhanta-Paddathi ». « Amaraughâsana ». « Gorakhsha Samhitâ ». « Hatha Yoga » (ouvrage disparu).
Tara Michaël : « Le Yoga de la tradition Nâtha », Revue F.M.R. Juin 1989. « Hatha Yoga Pradîpikâ », Fayard 1974. « Corps subtil et corps causal », Courrier du livre. 1979
Lilian Silburn : « La kundalinî », Les Deux Océans
Mircéa Elliade : « Le Yoga, Payot 1987
J. Gonda : « Les religions de l’Inde », Payot 1965
Texte paru dans le revue Linga n°32 de septembre/décembre 1990.
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